24 avril 2024
Rejet du CETA par le Sénat : une victoire de la politique sur le droit
Cet article est tiré de The Conversation, un média en ligne d'information et d'analyse de l'actualité indépendant qui publie des articles grand public écrits par des scientifiques et des universitaires, dont l'Université Laval est partenaire.
Un texte signé par Antoine Comont, doctorant en droit international, et Richard Ouellet, professeur à la Faculté de droit.
Le refus du Sénat français d’adopter le projet de loi portant ratification de l’Accord économique et commercial global (CETA) conclu entre l’Union européenne (UE) et le Canada témoigne d’une déplorable méconnaissance du contenu de l’accord et de ses effets et d’un certain dilettantisme d’une partie de la classe politique française.
Le 21 mars 2024, après que les sénateurs communistes eussent profité de leur niche parlementaire pour inscrire à l’ordre du jour du Sénat le projet de loi portant ratification du Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), les sénateurs ont très largement rejeté cet accord commercial pourtant en application provisoire depuis le 21 septembre 2017. Avec un paysage politique encore marqué par les manifestations agricoles du mois de février, il faut souligner que le moment pour tenir ce vote n’a pas été choisi au hasard par les sénateurs communistes.
On sait que les élus de ce mouvement politique sont des opposants de longue date aux accords de libre-échange mais le rejet du CETA par Les Républicains (LR) a de quoi surprendre. Le président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau, s’est même félicité de ce vote. Faut-il rappeler que c’est très largement à l’instigation de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy qu’a été lancé le projet du CETA ? En 2008, après plusieurs tentatives de négociations, le Canada et l’Union européenne (UE), sous l’impulsion de la France et du Québec, ont entamé les discussions qui ont mené à la conclusion d’un accord qui apporte aujourd’hui des bénéfices économiques importants des deux côtés de l’Atlantique.
Un argument incongru
L’essentiel des débats du 21 mars au Sénat a porté sur la question agricole. Plusieurs sénateurs ont prétendu que le libre-échange avec le Canada avait pour effet d’amener dans l’assiette des Français des produits alimentaires de mauvaise qualité, voire dangereux, notamment des produits du bœuf.
Il est vrai que l’un des effets les plus importants du CETA fut de favoriser réciproquement l’accès aux marchés agricoles de l’autre partie. La quasi-totalité des droits de douane applicables entre le Canada et l’UE a été abolie et des contingents tarifaires préférentiels sur quelques produits agricoles ont été consentis de part et d’autre.
Il n’est pas inutile de rappeler que l’UE accorde aussi dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), d’importants contingents ou volume de produits qui peuvent être exportés vers l’UE sous des droits de douane préférentiels. Dans le cadre du CETA, l’UE s’est engagée à augmenter ses contingents pour le Canada, notamment sur le bœuf, le porc et la volaille.
Cette augmentation a été mise en œuvre de façon progressive depuis le 27 septembre 2017 et la période de transition initialement prévue s’achèvera à la fin de l’année 2024. Or, les données économiques recueillies depuis le début de l’application provisoire du CETA sont cruelles pour l’argumentaire des sénateurs. Alors que le taux d’utilisation des quotas de produits agricoles par l’UE avoisine les 100 %, le Canada regrette que ses producteurs n’exploitent que très peu les quotas accordés par l’UE sur les produits agricoles. Le bœuf canadien n’occupe qu’une part infinitésimale du marché européen. Cette sous-utilisation des contingents s’explique par le fait que les producteurs canadiens ne parviennent pas à se mettre en conformité avec les règles sanitaires, phytosanitaires et environnementales européennes dont le CETA n’altère en rien l’application et l’efficacité.
Mauvaise foi ou démagogie ?
Depuis les manifestations agricoles de février, l’argument selon lequel les produits importés ne seraient pas soumis aux normes sanitaires, phytosanitaires et environnementales qui pèsent pourtant sur les producteurs européens est omniprésent. C’est incontestablement un signe de mauvaise foi ou une preuve de démagogie de la part des détracteurs de ces accords de libre-échange.
Quand bien même le Canada n’imposerait pas à ses producteurs de respecter les mêmes normes que celles qui sont prévues au sein du marché européen, ces derniers doivent nécessairement s’y conformer s’ils souhaitent pénétrer le marché intérieur européen. C’est d’ailleurs afin d’assurer le respect de ces normes que les autorités douanières des États membres contrôlent la qualité des produits importés et, faut-il insister, le CETA n’affecte aucunement cette mission des autorités européennes ou françaises. Les Français ne mangent pas de produits alimentaires provenant du Canada qui ne satisfont pas les exigences sanitaires européennes et françaises.
Des normes contraignantes pour les agriculteurs canadiens
Le respect des normes sanitaires est le plus souvent vérifié par des contrôles douaniers. Entre partenaires commerciaux, ce respect peut aussi être assuré par un contrôle avant expédition voire un contrôle du site de production en tant que tel. Même si des mécanismes de facilitation des échanges et de coopération douanière existent, un des objectifs du CETA était justement de permettre aux autorités européennes d’aller conduire des contrôles au Canada afin d’assurer l’effectivité de ses normes techniques, sanitaires, phytosanitaires ou environnementales. Il est ainsi contradictoire, contreproductif, voire mensonger, de contester le CETA sur la simple croyance qu’il pourrait faciliter l’importation de produits canadiens incompatibles avec les normes européennes.
Parmi les croyances infondées, on entend régulièrement que le Canada serait en position de vendre de la viande de bœuf hormonée au sein de l’UE ce qui serait à l’origine d’une concurrence déloyale avec les producteurs européens. Or, l’importation de viandes hormonées est prohibée depuis 1988 au sein de l’UE et, après des clarifications apportées à la suite de différends portés devant l’OMC, cette interdiction est toujours applicable aujourd’hui. La conclusion du CETA n’a jamais été de nature à remettre en cause cette mesure.
Les grands gagnants sont européens
Force est de constater que les producteurs canadiens de bœuf et d’autres produits agricoles pour lesquels les exigences européennes sont élevées ont pour l’instant renoncé à utiliser les contingents consentis par l’UE. Les données sont claires : dans le secteur agricole, les grands gagnants ne sont pas les producteurs canadiens. Ce sont les producteurs et distributeurs européens, en particulier dans les secteurs laitiers et viticoles.
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S’il est évident que le commerce international participe très largement à la production mondiale de gaz à effet de serre, il est aussi possible de considérer que le libre-échange peut avoir un impact positif sur la transition énergétique (gestion durable des biens publics mondiaux, transferts de technologies vertes à destination des pays en développement, investissements internationaux pour le développement durable, rehaussement des standards de production…). Le CETA a d’ailleurs le mérite d’adopter une approche innovante sur la conciliation entre commerce et environnement.
Grâce à des mécanismes de coopération règlementaire, le CETA a permis l’intensification de discussions bilatérales sur divers sujets (accord sur l’hydrogène vert, accord sur la gestion des ressources en haute mer, mise en place des mécanismes d’ajustement carbone aux frontières…). Il faut reconnaître à l’instar des sénateurs socialistes que les résultats ne sont pas encore tangibles et demeurent difficilement quantifiables. En revanche, contrairement à d’autres accords commerciaux, le CETA n’a jamais permis de contester les mesures environnementales prises par l’une ou l’autre des parties, grâce au droit des États à réguler inscrit dans plusieurs de ses dispositions. Si l’apport du CETA à la protection de l’environnement reste somme toute relatif, il est certainement l’un des moins pires de tous et a permis d’instaurer entre l’UE et un partenaire nord-américain des espaces de dialogue très prometteurs.
Un texte en suspens
Le texte du CETA adopté de justesse en 2019 par l’Assemblée nationale devra donc retourner devant cette dernière afin d’être voté de nouveau en seconde lecture. Compte tenu de la majorité relative du gouvernement à l’Assemblée nationale, un rejet définitif du CETA par les députés est probable. Lors de la signature du CETA, le Conseil de l’UE avait adopté une décision visant à prévoir la dénonciation de l’application provisoire du CETA par la Commission dans l’éventualité où un État lui notifie son « impossibilité de procéder à la ratification de l’accord ».
Pour rappel, le Parlement chypriote a déjà formellement rejeté le CETA depuis le 18 août 2020, mais le président de Chypre s’est abstenu de notifier à la Commission le refus de son Parlement. L’hypothèse du rejet de l’accord par le Parlement français ravive les questions juridiques et politiques qui étaient demeurées en suspens après la signature du CETA. Les modalités dans lesquelles la dénonciation de l’accord devrait intervenir sont particulièrement obscures et imprécises, notamment parce que l’UE n’a jamais été confrontée à cette difficulté.
Le CETA est plus qu’un accord de libre-échange. Comme son nom l’indique en français, c’est un accord global de coopération économique et politique qui régit avec l’Accord de partenariat stratégique, l’essentiel des relations entre le Canada et l’UE. Il est permis d’affirmer que le vote du Sénat sur le CETA n’était fondé ni sur le droit ni sur les faits. Ce vote soulève aussi des doutes quant à la capacité de la France et de l’UE de conclure des accords de coopération économique globaux entre pays amis qui partagent un très large socle de valeurs et d’intérêts communs.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.