28 mai 2024
Les crises se multiplient : nos décideurs publics ont besoin de données probantes
Cet article est tiré de The Conversation, un média en ligne d'information et d'analyse de l'actualité indépendant qui publie des articles grand public écrits par des scientifiques et des universitaires, dont l'Université Laval est partenaire.
Un texte cosigné par Mathieu Ouimet, professeur à la Faculté des sciences sociales.
Logement, climat, coût de la vie, santé… La situation est telle qu’un nouveau terme est en vogue pour décrire les nombreuses crises interconnectées auxquelles le monde est confronté : « polycrise ».
Le rapport des risques globaux 2023 du Forum économique mondial le définit comme « un ensemble de risques globaux liés dont les effets cumulés font que l’impact global dépasse la somme des parties ». Le rapport décrit la crise du coût de la vie comme le risque mondial le plus immédiat, et la crise climatique comme la plus grande menace future à laquelle le monde est confronté.
Ajoutez à cela la polarisation sociale et politique croissante (de plus en plus alimentée par des campagnes de mésinformation et de désinformation), l’épuisement des réserves alimentaires et énergétiques, une croissance économique faible, ainsi que des confrontations et troubles géopolitiques en augmentation, et vous obtenez un monde au bord de la catastrophe.
Il est ainsi urgent que le conseil scientifique – activité consistant à synthétiser et mettre à disposition des parlementaires et des membres du gouvernement les meilleures preuves scientifiques disponibles – dispose de davantage de données probantes afin de mener à bien sa mission. C’est sur cette base qu’il peut orienter les autorités publiques qui doivent composer avec de nouvelles réalités.
Nous sommes respectivement professeur à l’Université McMaster et coprésident de la Commission mondiale sur les données probantes, ainsi que professeur de science politique à l’Université Laval et directeur général du nouveau Réseau francophone international en conseil scientifique RFICS. Nous consacrons nos efforts depuis plusieurs décennies à améliorer l’intégration des résultats de la recherche scientifique dans l’élaboration des politiques publiques.
Les données probantes, un besoin criant
Au début mai, nous étions à la 5ᵉ conférence internationale sur le conseil scientifique aux gouvernements (INGSA), à Kigali, au Rwanda. Celle-ci a réuni des experts en conseil scientifique pour discuter de l’importance croissante des données probantes dans l’élaboration des politiques. Selon l’INGSA, ce besoin est plus prononcé que jamais dans notre monde post-Covid, bouleversé par les changements climatiques et l’évolution numérique.
Cette année, le RFICS, dont la mission vise le renforcement des capacités de conseil scientifique aux gouvernements et parlements dans la communauté francophone aux niveaux local, provincial, national et international, a rejoint le Conseil de mise en œuvre de la Commission mondiale sur les données probantes qui regroupe plus de 70 organisations.
Le RFICS a des racines canadiennes, tout comme la Commission mondiale sur les données probantes. Celle-ci a été fondée en 2021 par un effort en provenance de la base, c’est-à-dire d’un mouvement initié par des organisations des milieux universitaires, non gouvernementaux et citoyens, pour améliorer l’utilisation des preuves de recherche, tant en temps de prospérité que de crise. Cette commission a documenté les avancées en matière de données probantes dans son dernier rapport annuel, « Mise à jour 2024 ».
Les travaux de la Commission ont identifié des moyens prometteurs afin d’accélérer l’utilisation des données probantes. Ils ont, par exemple, énuméré cinq manières permettant de combattre l’ignorance des données probantes pendant et après la pandémie de Covid-19.
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Ils ont notamment souligné l’importance de cesser de courir après la dernière étude et de se concentrer plutôt sur les informations issues des synthèses de preuves mises à jour continuellement. De plus, ils ont mis en avant la nécessité de ne plus accepter les opinions personnelles des experts médiatiques. Ils recommandent plutôt de privilégier ceux qui peuvent justifier leurs déclarations par une description détaillée de la manière par laquelle ils ont identifié, évalué et interprété les preuves sur lesquelles ils se basent.
La politique appuyée sur les données probantes
Voici maintenant cinq façons pour les gouvernements de mieux s’appuyer sur les preuves pour faire face aux nombreuses menaces auxquelles nous sommes confrontés :
1) Demander aux conseillers scientifiques de « montrer leur travail » : Les conseillers scientifiques doivent s’adresser aux décideurs publics, qu’ils soient parlementaires ou membres du gouvernement, en fournissant des informations précises et vérifiables sur leurs travaux. Agissant comme des « entrepreneurs généraux » – une analogie empruntée à l’industrie de la construction –, ils coordonnent l’ensemble des activités nécessaires afin de mettre à disposition les meilleures preuves scientifiques disponibles. À l’image d’un chef d’orchestre, ils mobilisent différents « instruments » selon les besoins afin d’offrir un soutien basé sur des données probantes.
2) Aller au-delà des tables consultatives traditionnelles et ponctuelles : Les processus d’engagement des experts peuvent être conçus de manière à exploiter efficacement une grande diversité d’expertises, à l’inverse de processus où « les vieux copains se retrouvent autour d’une table ».
3) Plutôt que de faire fonctionner le système pour les preuves, créer un système basé sur les preuves : Un système de soutien par les preuves peut être formalisé et renforcé (ou transformé – à l’image des systèmes de recherche et d’innovation), et ne doit pas dépendre de champions isolés ou de centres d’expertise isolés. Dans un pays ou secteur donné, ce système devrait pouvoir fournir de manière fiable toutes les formes de preuves nécessaires pour répondre à une question spécifique lorsqu’une personne en a besoin, sous la forme requise, avec toutes les réserves nécessaires quant à leur actualité, qualité, et applicabilité locale (y compris pour les groupes méritant une attention particulière en termes d’équité).
4) Adapter les preuves à la question posée plutôt que de privilégier certaines formes de preuves : L’analytique des données, l’évaluation et les connaissances comportementales sont trois formes utiles de preuves parmi d’autres (et non des remèdes universels). Adapter diverses formes de preuves à un besoin spécifique (avec l’aide de la méthode MECE – acronyme de « Mutuellement Exclusives, Collectivement Exhaustives » – qui permet d’éviter les chevauchements et de s’assurer que rien n’est oublié) et mettre en avant les considérations d’équité lors de l’examen des preuves (et des lacunes) sont des aspects clés du modèle de l’« entrepreneur général ».
5) Mettre en place un cycle continu de production de connaissances : Le partage des capacités est essentiel. Un système de soutien par les preuves comporte trois composantes, soit le soutien ultra-rapide par les preuves (en un à 10 jours ouvrables), le modèle de l’« entrepreneur général » (avec des partenaires citoyens), et les synthèses de preuves vivantes (avec des jeux de données téléchargeables), qui sont toutes des innovations majeures.
Il est bon de rappeler que, tout comme pour les politiques publiques, les conseils scientifiques destinés aux parlementaires et aux décideurs gagnent à être fondés sur des données et des preuves solides. Après la Conférence de Kigali, les experts en conseil scientifique pourraient explorer des moyens d’intégrer systématiquement des données validées et fiables, tout en tenant compte de l’applicabilité locale, dans leurs analyses. Ultimement, cela pourrait aider à élaborer des politiques mieux informées, renforçant ainsi la confiance du public dans les décisions de leurs représentants et gouvernements.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.