26 février 2024
Northvolt : les citoyens peuvent-ils encore s’opposer à un projet fait au nom de la transition énergétique ?
Cet article est tiré de The Conversation, un média en ligne d'information et d'analyse de l'actualité indépendant qui publie des articles grand public écrits par des scientifiques et des universitaires, dont l'Université Laval est partenaire.
Un texte co-signé par Jérôme Gosselin-Tapp, professeur adjoint, Frédérique Jean, étudiant la maîtrise, Léonard Bédard, étudiant à la maîtrise, et Sacha-Emmanuel Mossu, doctorant, tous de la Faculté de philosophie.
Le 8 février, lors d’un point de presse, le premier ministre François Legault invitait la population québécoise à « changer d’attitude » par rapport aux grands projets liés à la transition vers une économie axée sur des technologies à faible émission de GES.
Bien que cette exhortation fasse référence à la mobilisation citoyenne contre le projet d’usine de batteries Northvolt, elle reflète une tendance plus large du gouvernement caquiste voulant que le territoire québécois soit mis au service du développement d’une « filière batterie ».
Le premier ministre a-t-il raison de rappeler ainsi à l’ordre la société québécoise ? Est-il moralement et politiquement problématique de s’opposer aux projets qui visent à contribuer à la transition énergétique mondiale ?
Dans une récente étude, « Par-delà l’obligation d’exploiter le territoire. Autodétermination des communautés locales et transition énergétique au Québec », à paraître sous peu dans la Revue canadienne de science politique, nous avons étudié et comparé les arguments en faveur et contre des projets d’exploitation du territoire québécois aux fins de la transition énergétique. Notre objectif était d’évaluer dans quelle mesure une opposition citoyenne pouvait être considérée comme légitime dans ce contexte.
Le Québec, riche en ressources nécessaires à la transition énergétique mondiale
Si la filière batterie occupe une aussi grande place dans le plan de développement économique de la Coalition Avenir Québec, c’est notamment parce que le Québec dispose de toutes les ressources pour jouer un rôle de premier plan dans la transition énergétique mondiale. Non seulement est-il possible d’y développer tout l’écosystème économique nécessaire à la production de véhicules électriques, mais son sous-sol minier regorge des minéraux critiques pour cette transition, telle que le nickel, le cobalt, le cuivre, le lithium, le graphite et le zinc.
Le « nationalisme vert » du gouvernement Legault s’inscrit en outre dans une logique de réappropriation collective du territoire dont les bénéfices seraient redirigés vers des programmes sociaux, en faisant une forme de « néoextractivisme » à teneur environnementale. Le « néoextractivisme », tout comme l’extractivisme classique, est un modèle de développement économique fondé sur l’extraction de ressources sur un territoire, mais avec la particularité d’inscrire cette exploitation dans un discours politique aux prétentions progressistes.
La frilosité québécoise à l’égard de la filière batterie
Bien avant l’arrivée de Northvolt, la question de l’adhésion de la population québécoise se posait déjà en lien avec la prolifération des titres miniers au Québec.
Plusieurs groupes décrient depuis plusieurs années l’importante perte d’habitats (et ses effets sur la biodiversité) occasionnée par ce néoextractivisme québécois. On s’inquiète aussi du fait que les communautés locales n’aient pas leur mot à dire dans l’approbation des projets.
Le Québec a récemment connu une prolifération des titres miniers détenus sur son territoire, hausse qui a suscité une vague de résistance. Et certains projets miniers – comme le projet de mine de graphite La Loutre – ont du même coup provoqué d’importantes mobilisations citoyennes.
Manifestement, que ce soit pour des projets comme Northvolt ou des projets miniers, les développements en lien avec la filière batterie font systématiquement face à de la résistance de la part des communautés locales.
Le Québec aurait un devoir moral de contribuer à la transition
À une époque où l’électrification de l’économie est vue comme une panacée, toute opposition citoyenne aux projets en lien avec la transition énergétique risque d’être dépeinte comme un phénomène de « pas dans ma cour ». Cette accusation morale attribue aux mouvements d’opposition des motivations égocentriques s’opposant au bien commun.
C’est à cet argumentaire que recourt François Legault : l’opposition aux mines ou aux usines de batteries priverait l’humanité des ressources nécessaires à la transition énergétique. Or, cet argument n’est pas sans fondement : de telles oppositions risquent d’encourager l’externalisation de ces industries, exposant davantage des communautés déjà vulnérables aux effets de la crise environnementale.
Selon cette vision, l’exploitation du territoire québécois serait une chose doublement noble, répondant autant aux besoins québécois en matière de financement des services publics qu’aux impératifs planétaires de la lutte contre les changements climatiques.
Doit-on pour autant conclure que les communautés locales n’ont pas la légitimité de s’opposer aux projets liés à la transition énergétique ?
Les collectivités locales doivent jouir d’une certaine autonomie territoriale
Les droits sur le territoire sont centraux à l’autonomie des communautés. Les devoirs qu’entretiennent les collectivités locales à l’égard de la crise climatique n’invalident pas complètement leurs revendications légitimes en lien avec les lieux qu’elles habitent. De tels pouvoirs permettent de promouvoir certains besoins et certaines valeurs sociales et de penser leur rapport au territoire d’une manière qui les reflète.
Ces droits ne sont certainement pas absolus, en particulier face à la crise environnementale actuelle. L’imposition de certains projets au nom de la justice sociale et environnementale est parfois tout à fait légitime. Il n’empêche que le fardeau de la justification revient à ceux voulant priver les communautés locales de leur droit de s’opposer aux projets qui dénaturent leur milieu de vie.
L’« attitude » de la population québécoise en lien avec la filière batterie demeure légitime
Le paradigme de la transition énergétique présuppose que, par le développement de technologies dites « vertes », l’humanité puisse sortir de la crise climatique sans remettre en question le principe de développement économique.
Mais cette hypothèse est loin de faire consensus.
Parmi les nombreuses raisons mettant en doute ce postulat, il y a notamment le fait que l’accroissement de la demande finit toujours par rattraper les gains en (éco)efficience (l’ « effet rebond »). À ceci s’ajoute la quantité astronomique de déchets générée par l’exploitation des minéraux critiques, venant plomber l’empreinte environnementale de la ruée vers les technologies « vertes ».
Mais surtout, le modèle de la transition énergétique ne remet aucunement en question certaines causes profondes de la crise environnementale. Pensons seulement ici à l’importance de l’automobile dans nos habitudes de vie et nos aménagements urbains. La supériorité du modèle de la transition énergétique – par rapport à d’autres solutions passant par une refonte plus substantielle du modèle de développement économique et territorial québécois – reste donc à démontrer.
La filière batterie se présente certes comme une solution aux inégalités environnementales et à la crise climatique. Mais pour justifier une limite au droit d’une communauté de dire non à un mégaprojet venant perturber son milieu de vie, il faut faire la démonstration que cette stratégie est pleinement crédible, ce à quoi les tenants de la transition énergétique ne sont pas encore parvenus.
La société québécoise peut ainsi conserver en toute légitimité son « attitude » réfractaire – n’en déplaise au premier ministre. L’horizon moral et politique dans lequel s’inscrit la filière batterie devra tôt ou tard faire l’objet d’une véritable délibération publique au Québec.
Le gouvernement Legault a manqué à cette obligation en modifiant les critères d’assujettissement pour éviter un BAPE dans le dossier Northvolt. Il est aussi impératif que la Loi sur les mines soit révisée, comme semblait l’envisager la ministre des Ressources naturelles et des Forêts, Maïté Blanchette Vézina, en mai 2023.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.