29 juillet 2024
La dette américaine, talon d’Achille de l’hégémonie du dollar : quelle opportunité pour la Chine?
Cet article est tiré de The Conversation, un média en ligne d'information et d'analyse de l'actualité indépendant qui publie des articles grand public écrits par des scientifiques et des universitaires, dont l'Université Laval est partenaire.
Un texte signé par Zakaria Sorgho, chercheur associé au Centre d'études pluridisciplinaires en commerce et investissement internationaux (CEPCI) et au Centre de recherche en économie de l'environnement, de l'agroalimentaire, des transports et de l'énergie (CREATE) de l'Université Laval.
La Chine s’impose progressivement en tant qu’acteur majeur de ce qu'on appelle depuis peu le Sud global, qui désigne les anciens pays non-alignés. Au cours des dernières décennies, elle est d’ailleurs devenue le principal créancier mondial des pays en développement, ce qui fait craindre à plusieurs que la Chine ne soumette ses partenaires « à travers le piège de la dette » et ne se dote ainsi d’une « sphère d’hégémonie ».
En réalité, la position économique de la Chine est telle qu’elle est désormais considérée comme la principale menace pour le dollar américain. Elle est un membre influent du groupe des BRICS+ (lequel comprend aussi, notamment, le Brésil, la Russie, l'Inde et l'Afrique du Sud). Ce groupe œuvre pour un monde multipolaire contestant l’hégémonie de l’Occident, notamment le leadership des États-Unis. J’ai analysé cette question dans un précédent article.
Sans utiliser le terme de « menace », l’administration américaine voit la Chine comme le « défi à long terme le plus sérieux pour l’ordre international ». Et on comprend pourquoi, puisque l’objectif stratégique de la Chine est de mettre fin à la suprématie du dollar américain, véritable clé de voûte de l’hégémonie des États-Unis.
Chercheur en économie politique internationale à l’Université Laval, je propose dans cet article une réflexion sur le rôle de la Chine dans la dédollarisation du monde.
La forteresse du dollar américain
La suprématie du dollar américain soutient l’hégémonie américaine par rapport à l’ordre international actuel, comme l’explique l'économiste français Denis Durand dans son article Guerre monétaire internationale : l’hégémonie du dollar contestée ?.
Non seulement plusieurs monnaies sont rattachées au dollar par un lien fixe ou une bande de fluctuation, mais la monnaie américaine circule dans beaucoup de pays du tiers monde ou d’Europe de l’Est, où elle jouit d’une confiance bien supérieure à celle que le public accorde aux monnaies locales. […] Les États-Unis sont la seule puissance à pouvoir s’endetter vis-à-vis de l’étranger dans leur propre monnaie.
L’hégémonie du dollar américain sur l’économie mondiale se traduit par sa surreprésentation dans les réserves de change détenues par les banques centrales du monde. Le billet vert supplante les autres devises même si l’on note une certaine érosion.
Malgré une chute de 12 points entre 1999 et 2021, la part du dollar américain dans les avoirs officiels des banques centrales mondiales demeure assez stable, autour de 58-59 %.
La devise américaine jouit encore d’une large confiance dans le monde, renforçant son statut de monnaie de réserve prééminente. Les réserves en dollars américains des banques centrales du monde sont placées en bons du Trésor des États-Unis sur le marché des capitaux américains, contribuant ainsi à réduire le coût du financement du déficit public et des investissements privés aux États-Unis.
Toutefois, cette rente financière que produit l’hégémonie du dollar américain pour l’économie américaine pourrait s’effondrer comme un château de cartes. Denis Durand le précise bien lorsqu’il écrit que « l’hégémonie monétaire des États-Unis […] ne tient que par le crédit que les agents économiques du monde entier accordent à la monnaie américaine ».
Cette confiance du monde dans le dollar américain risque en effet de diminuer pour deux raisons.
D’une part, comme l’avouait la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, lors d’une interview en avril 2023, les États-Unis utilisent sans équivoque son dollar comme une « arme » pour faire plier ses ennemis, mais aussi certains de ses alliés récalcitrants ; ce qui peut à terme saper l’hégémonie du dollar.
D’autre part, la situation de la dette américaine, notamment sa soutenabilité, constitue une source de préoccupations susceptible d’affecter l’attrait de la devise en tant que monnaie de réserve mondiale.
Une dette abyssale
Depuis 1944, et de manière encore plus notable dès l’entrée en vigueur des accords de Bretton Woods en 1959, le dollar américain est au cœur du système monétaire international.
Le système de Bretton Woods reposait à la fois sur l’or et sur le billet vert, lequel constituait la seule monnaie convertible en or ; cette convertibilité était fixée au taux de 35 $ l’once.
Toutefois, le 15 août 1971, du fait de l’inflation et des déséquilibres croissants des relations économiques internationales des États-Unis, Richard Nixon annonce la fin de la convertibilité du dollar en or.
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Avec la fixation du dollar à l’or, la capacité d’endettement des États-Unis pour faire face à ses dépenses publiques se trouvait limitée. En effet, sous le système dollar-or, où l’or était le garant de la devise américaine, les États-Unis ne pouvaient s’endetter qu’en fonction de la quantité de dollars en circulation et de leur réserve d’or.
L’abandon de la politique de convertibilité dollar-or lui a permis d’avoir les coudées franches vis-à-vis de sa dette. La dette publique des États-Unis a atteint en 2023 plus de 33,4 billions de dollars, soit neuf fois la dette du pays en 1990.
Ce montant astronomique ne cesse d’inquiéter sur sa soutenabilité dans la durée. Comme l’indique le président de la Réserve fédérale américaine (Fed), Jerome Powell, la dette américaine grossit plus rapidement que son économie, ce qui la rend « insoutenable » sur le long terme.
Une opportunité pour la Chine
Il s’agit d’une réalité à laquelle la Chine est manifestement sensible, puisqu’elle a récemment entrepris de liquider massivement les dettes américaines qu’elle possédait. Entre 2016 et 2023, la Chine a revendu 600 milliards de dollars des obligations américaines.
Pourtant, en août 2017, la Chine était le premier créancier des États-Unis, devant le Japon. Elle détenait plus de 1146 milliards de dollars de bons du Trésor américain, soit près 20 % du montant détenu par l’ensemble des états étrangers. Pékin se classe désormais à la deuxième place des détenteurs étrangers de la dette américaine, avec une créance d’environ 816 milliards de dollars.
Cela n’est certainement pas un hasard si, avant de se départir des obligations américaines, Pékin a d’abord lancé son propre système de cotation de l’or en yuan ! En effet, le mardi 19 avril 2016, le Shanghai Gold Exchange, l’opérateur chinois pour les métaux précieux, a dévoilé sur son site Internet son premier « fixing » de référence quotidien pour l’or à 256,92 yuans par gramme.
Cette politique s’inscrit dans une stratégie de la Chine visant à faire de l’or une garantie tangible de sa monnaie.
La stratégie « Or contre Dollars » de la Chine
La Chine procède aussi à la vente de ses obligations américaines. Selon le Trésor des États-Unis, de mars 2023 à mars 2024, la Chine s’est départie de 100 milliards de bons de trésor américain, lesquels sont venus s’ajouter aux quelques 300 milliards dont elle s’était déjà départie dans la dernière décennie.
En parallèle, l’Empire du Milieu a remplacé environ un quart des bons du trésor américain vendus en 10 ans par de l’or dont il est désormais le premier producteur et le premier consommateur. À l’instar de la banque centrale chinoise, les autres banques centrales des pays émergents continuent d’acheter de l’or.
L’appétit de la Chine pour l’or se confirme dès 2010, lorsque sa réserve d’or passe d’environ 600 tonnes en 2005 à 1054 tonnes en 2010. Dix ans plus tard, en 2020, son stock d’or a encore presque doublé en s’établissant à près de 2000 tonnes. Fin 2023, avec une réserve d’or de 2235 tonnes, la Chine se place au sixième rang mondial des pays ayant la plus grande réserve d’or.
Comme substitut au dollar, l’or permet à la Chine de stocker les gains issus de ses importants excédents commerciaux. Avec Shanghai Gold Exchange, qui propose des contrats d’échanges de l’or en yuan, Pékin cherche à renforcer l’usage à l’étranger de sa monnaie, qu’il ambitionne d’instaurer en tant que devise de référence de l’économie mondiale.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.