26 novembre 2024
Comment l’extrême droite évolue et se développe au Canada
Cet article est tiré de The Conversation, un média en ligne d'information et d'analyse de l'actualité indépendant qui publie des articles grand public écrits par des scientifiques et des universitaires, dont l'Université Laval est partenaire.
Un texte co-signé par le professeur Stéphane Leman-Langlois, et la doyenne Aurélie Campana, tous les deux à la Faculté des sciences sociales.
Au début de l’année 2022, des milliers de Canadiens ont manifesté à Ottawa dans le cadre du « Convoi de la liberté » pour protester contre les restrictions imposées pour faire face à la pandémie. La plupart s’opposaient aux mesures décidées par les gouvernements provinciaux et fédéral sur le port du masque, les confinements, ainsi que la vaccination obligatoire.
Qu’ils en aient eu conscience ou non, ils ont participé à un vaste effort de communication émanant de divers groupes et individus associés à une extrême droite extra-parlementaire.
Notre nouveau livre sur l’extrême droite groupusculaire au Canada, The Great Right North, montre que des événements comme le « Convoi de la Liberté » sont représentatifs de l’orientation prise par les composantes de cette mouvance, de leurs méthodes de recrutement, de leur communication interne et externe, et de la progression de leurs idées dans les discours publics aux niveaux provincial et fédéral.
Historiquement, des groupes d’extrême droite ont essaimé un peu partout au Canada. Le Ku Klux Klan s’y est ainsi implanté dans les années 1920 ; des groupes nazis et fascistes sont apparus avant la Seconde Guerre mondiale. À plusieurs reprises, des tentatives plus ou moins réussies de fédérer des formations plus petites ont été menées, par exemple, dans les années 1990, autour du Heritage Front, qui s’est avéré avoir été cofondé et dirigé par un agent du SCRS.
Mais cette époque est révolue ; aujourd’hui, l’extrême droite utilise des stratégies bien différentes.
L’évolution de l’extrême droite
Dans le contexte qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, on observe une montée fulgurante de l’islamophobie. Des groupes, des influenceurs et des idéologues, actifs depuis peu ou solidement enracinés dans le paysage de l’extrême droite canadienne depuis plusieurs années, ont commencé à intégrer à leurs discours des préoccupations populaires plus larges.
Parallèlement, de nouveaux groupes d’extrême droite en pleine expansion ont investi l’espace public, à l’image de Pegida Canada, ou encore La Meute. Les propagandistes d’extrême droite ont diffusé dans les espaces virtuels et physiques des discours imprégnés de théories suprémacistes blanches, antigouvernementales et également d’antisémitisme, les Juifs étant accusés d’être à l’origine de tous les maux.
Certains de ces discours ont fait résonance auprès de Canadiens, initialement peu attirés par ces théories, mais préoccupés par des enjeux de sécurité nationale, d’identité ou encore par la capacité du pays à accueillir efficacement un afflux d’immigrants. Il faut dire qu’aujourd’hui, ces théories sont souvent véhiculées par le biais de discours relativement aseptisés, qui évitent l’utilisation de symboles et du langage employé par la génération précédente de militants. Ces discours adoptent plutôt un style populiste assumé visant à attirer tout un chacun.
La période marquée par la pandémie de Covid-19 a offert à ces groupes un contexte propice à leur expansion. Ils se sont ainsi fait le relais de théories conspirationnistes mondialistes, qu’ils ont façonnées, transformées ou fait circuler. Ce faisant, ils ont participé à cristalliser un fort mépris des gouvernements, des médias, de la science, des personnes racialisées et de toute forme d’expression susceptible de contredire leurs discours fortement imprégnés de suprématisme blanc.
L’attrait général opéré par l’image de camionneurs qui travaillent dur et par le symbole de la « liberté », dans un contexte d’anxiété pandémique, a permis de reconfigurer le convoi en mouvement de masse servant d’inspiration pour des groupes d’extrême droite à travers le monde.
Ce mouvement a raisonné tout particulièrement en ligne, auprès d’un public qui consomme et relaie des fragments d’informations sans nécessairement en saisir la pleine portée ni les connexions sous-jacentes avec des groupes extrémistes. Certaines sources viennent de comptes d’influenceurs hyperactifs et qui ont acquis rapidement une grande notoriété. D’autres proviennent des idéologues de la vieille école, qui alimentent souvent des bibliothèques entières de littérature haineuse en ligne.
Généralement voilées sous un discours plus convenable, parfois sous la forme de mèmes apparemment inoffensifs, les visions du monde dont ces influenceurs et idéologues sont porteurs imprègnent notre culture politique par le biais de divers mécanismes de diffusion massive, engendrant un flux continu de contenu propagandiste qui, en soi, cause peu de victimes directes.
Cependant, ces discours exercent une influence de plus en plus palpable sur les débats publics portant entre autres sur des questions comme l’immigration, la sécurité et l’identité.
Comment l’extrême droite recrute
La progression de l’extrême droite se fait au grand jour, s’appuyant allègrement sur la vague du populisme, les crises géopolitiques, l’incertitude économique et le sentiment d’abandon qui envahit les classes moyennes dans la plupart des pays occidentaux.
Dans le cadre de nos recherches, nous avons recueilli les témoignages des recruteurs en quête de personnes partageant les mêmes idéaux. Ils abordent directement les candidats potentiels, observent leurs réactions et attendent de voir leur réaction. Cette forme de recrutement n’est cependant pas la plus inquiétante : elle demande en effet beaucoup d’efforts tout en ne donnant au final que peu de résultats.
Aujourd’hui, le « recrutement » ne vise pas tant à intégrer de nouveaux membres à des groupes qu’à susciter une adhésion à une vision du monde. La méthode employée consiste à s’approprier le sujet du moment et d’inciter tous ceux qui s’y intéressent à rejoindre une galaxie de groupes, d’idées, de controverses en perpétuelle évolution. Les frontières de cette galaxie se redessinent constamment, à la suite de l’apparition de nouvelles nuances idéologiques, l’appropriation de questions jusqu’alors traitées uniquement dans les tréfonds d’Internet, ou du détournement de l’actualité.
Quiconque cherche des informations en ligne sur presque tous les sujets sociaux ou politiques risque de se trouver entraîné dans une spirale menant à une bulle évoluant de manière quasi autonome et relativement hermétique, au sein de l’infosphère de l’extrême droite. C’est le royaume des incels, des suprémacistes blancs, des néonazis, des nationalistes chrétiens et autres.
Malgré le sentiment de chaos qui se dégage de cet univers virtuel, des constantes et des convictions partagées émergent, comme la corruption de l’État et de ses institutions, les déficiences des mécanismes démocratiques, le contrôle machiavélique des sociétés occidentales par des élites plus ou moins mystérieuses, etc. Le tout mènerait à un « grand remplacement » des Canadiens (ou des Québécois) blancs, voués à disparaître. On voit ici poindre un schisme au sein de cette extrême droite complotiste, puisque certains groupes québécois ont développé une posture de défiance vis-à-vis du reste du Canada (ROC).
Par conséquent, la polarisation culturelle, ethnique et sociale est constamment soulignée, exagérée et présentée pour susciter et justifier une suspicion généralisée contre diverses populations jugées dangereuses. Bien que très peu s’engagent dans la violence physique, celle-ci est constamment légitimée, et souvent louangée, lorsqu’elle est décrite, suggérée ou commise comme moyen pour atteindre des objectifs pensés comme politiques.
Outre leurs opinions ancrées à l’extrême droite du spectre politique, ces groupes et individus n’ont pratiquement rien en commun, si ce n’est la conviction que l’accès à divers forums publics est un moyen efficace d’attirer l’attention et, finalement, de conforter leur vision du monde.
Cette infosphère d’extrême droite est devenue un gigantesque supermarché d’idées, de communautés et une puissante infrastructure de recrutement. Elle est animée par des gourous et des influenceurs, mais aussi par des individus ordinaires dans des groupes et des forums de discussion. Elle est propulsée par des plates-formes numériques dont la logique de fonctionnement n’est pas de favoriser la qualité de l’information davantage que le contenu le plus à même de susciter l’engagement. Or, l’un des principaux moteurs de l’engagement est la controverse, qui se trouve être une spécialité de l’extrême droite.
Chemins vers l’extrême droite
Nous avons longuement étudié les différents processus qui amènent des individus à s’engager dans la rhétorique de l’extrême droite ou au sein d’un groupe spécifique, et à éventuellement participer à ses activités, qu’elles soient légales ou non.
Nous avons observé des trajectoires différentes d’engagement entre ceux qui diffusent de la propagande haineuse et d’autres qui s’engagent dans la violence physique. Dans les deux cas, il s’agit souvent d’acteurs isolés ou de membres de groupuscules.
Nous divisons les personnes physiquement violentes en deux catégories : les petits groupes, pour lesquels la violence est un vecteur de socialisation, et les individus isolés et désorganisés, la plupart vivant avec des vulnérabilités multiples, un stress économique, familial, social ou psychologique intense, qui tombent dans la violence. Ces derniers fréquentent souvent cette infosphère d’extrême droite pour confirmer leurs croyances et la validité de leur projet.
Les idéologies de l’extrême droite sont en constante évolution et semblent se développer au Canada. Il est central pour les gouvernements et autres entités qui cherchent à contrer la montée des extrémismes de comprendre comment les individus peuvent, quelques fois sans en avoir totalement conscience, se rapprocher des idées et des idéaux de l’extrême droite.
Il est tout aussi important que tout un chacun comprenne qu’il ou elle peut participer à la circulation de ces discours et idéologies en cliquant et partageant des contenus de provenance douteuse.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.